Le conte du mois 2021

Chaque premier jour du mois, hors juillet et août, je proposerai ici un conte écrit. Ceux que je reprends sont issus de contes traditionnels du monde en général et de la Bretagne en particulier. Je ne les écris ni ne les dis jamais tels que lus ou entendus. Je les remets dans mes mots, dans ma sensibilité, soit en les retouchant un peu, soit en les transformant profondément. Mais je reste attentif à la symbolique du conte.
Quand je peux, j’indique où j’ai trouvé le conte que je vous propose. Mais des fois je ne sais plus trop…

L’écriture de ces contes est simple. Il le faut pour que le futur auditeur puisse suivre sans décrocher. Le conte prend sa pleine puissance, sa pleine vie, grâce à la conteuse, au conteur. Là aussi est la magie !

Au fait, je suis preneur de contes à vous, n’hésitez pas à m’en envoyer à titre de partage. Soit c’est le même conte mais avec une autre version, soit c’est un conte autre à votre manière.

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Le maître du jardin

(d’après un conte traditionnel arménien rapporté par Michel Bournaud)

Il était une fois, une fois il était un vieux roi qui passe sa vie principalement dans deux endroits : son jardin et sa bibliothèque. Il est très savant, passionné de lecture. Sa bibliothèque comprend de très nombreux livres capables de donner du sens aux choses, aux événements, aux êtres. Son jardin est magnifique. Les arbres aux fruits savoureux, les légumes généreux, les fleurs lumineuses y créent une harmonie colorée et parfumée. Le roi aime rêver dans son jardin, s’y promener. La moindre fatigue, la moindre tristesse d’une plante doit aussitôt être guérie par le jardinier qu’il a choisi très qualifié.

Un jour, dans un recoin éloigné de son jardin, le roi trouve un rosier tout chétif, tout chagrin : pas un bouton de rose alors qu’on est au mois de mai. Mécontent, inquiet, il interroge son jardinier qui lui explique que ce rosier a toujours été comme ça. Pour le roi c’est insupportable. Il va aussitôt dans sa bibliothèque et se plonge dans ses livres pour trouver une explication. Il finit par découvrir un texte très ancien qui précise tout d’abord que ce rosier est un rosier Anakan, c’est son nom. Le texte explique que le Maître du jardin qui réussirait à faire fleurir le rosier possèderait l’éternelle jeunesse. Le vieux roi à la lointaine jeunesse retourne aussitôt voir son jardinier :

  • Fais tout ce qu’il faut pour soigner ce rosier et si au mois de mai prochain il ne refleurit pas, tu seras chassé.

Le jardinier fait tout son possible. L’hiver il le taille, au printemps il surveille chaque jour si des pucerons arrivent sur les feuilles, s’il ne manque pas d’eau. Voilà mai : pas de rose ! Le jardinier est chassé.

Le roi fait venir un autre jardinier de grande réputation, il lui offre une bourse bien garnie mais avec la condition de faire fleurir le rosier Anakan sinon il sera chassé lui aussi. Et ainsi pendant six ans, six nouveaux jardiniers sont chassés.

Voilà qu’arrive alors au palais un jeune homme, Azaël. Il a les cheveux ébouriffés et un sourire tranquille. Il a entendu parler du rosier, il demande au roi de tenter sa chance.

  • Toi, jeunot, tu veux t’occuper de mon rosier Anakan, tu prétends faire mieux que tous les autres jardiniers expérimentés ?

Mais Azaël insiste et le roi, qui n’a plus d’autre solution, finit par accepter.

A partir de ce jour, Azaël s’installe au jardin du roi, à côté du rosier tout chétif et chagrin. Il ameublit délicatement la terre autour, il répand une fine couche de compost tamisé. Il le protège des grands vents. Il veille sur lui jour et nuit. Au plus froid de l’hiver il l’entoure de paille, couvre le sol de végétaux hachés. S’il gèle fort, il va jusqu’à le prendre dans ses bras pour le réchauffer. Il lui parle, parfois même il chante doucement pour lui. Toujours pas de fleur ! Alors Azaël tombe à genoux en pleurs à son pied :

  • Rosier, rosier, où as-tu mal ?

Azaël voit alors sortir de terre un long ver noir. Un oiseau se précipite et avale le ver. Un serpent jaillit de sous une pierre et avale l’oiseau avec le ver. Un aigle fond du ciel sur le serpent, le dévore avec l’oiseau et le ver. Aussitôt Azaël voit un bourgeon grossir en haut du rosier, bourgeon qui devient bouton de rose, qui devient promesse. Azaël bondit de joie, il court aux appartements du roi, pousse les portes, bouscule les gardes :

  • Majesté, Majesté, le rosier Anakan fleurit !

Ils se précipitent tous deux jusqu’au rosier. La rose est là !

  • Merveille, je suis le Maître du jardin, je possède désormais l’éternelle jeunesse !

Il commande à cent gardes de surveiller en permanence le rosier et il confirme Azaël dans sa responsabilité de jardinier.

Azaël continue de veiller chaque jour sur le rosier Anakan et sur tout le jardin. Le roi continue de régner. Des années passent. Et voilà que le roi, très très vieux, tombe malade. Les plus grands médecins confirment tous :

  • Majesté, vous allez mourir.

Avec ce qui lui reste de force le roi tempête :

  • Mais ce n’est pas possible, les livres l’ont dit, je suis le Maître du jardin, je possède l’éternelle jeunesse !

Azaël est là, au pied du lit, les cheveux toujours ébouriffés :

  • Majesté, c’est vrai, les livres ont dit que le Maître du jardin aurait la jeunesse éternelle. Mais le Maître du jardin c’est celui qui veille jour après jour, nuit après nuit, c’est celui qui prend soin encore et toujours du rosier Anakan. Alors il se trouve que le Maître du jardin ce n’est pas vous Majesté, c’est moi !

Azaël sort dans la nuit, il lève la tête, regarde les étoiles ensemencées dans le ciel à l’origine. Il les salue une à une :

  • Bonsoir, bonsoir, bonsoir toi, bonsoir, bonsoir, …

Il n’est pas pressé Azaël, il a le temps !

Je suis passionné de contes, ça vous le savez. Mais je suis aussi passionné de jardin : fleurs, légumes, arbres fruitiers. Quel bonheur pour moi que ce conte qui, sous couvert d’un conte merveilleux, nous donne une leçon de vie à portée universelle. Conte de sagesse !

C’est avec lui que je suspends « Le conte du mois » au-delà de la pause habituelle de juillet et d’août. Beaucoup sont portés dans les trois recueils que j’ai fait imprimer, dont le 3ème sous-titré « CHEVALS ».

L’été s’annonce riche de nombreuses racontées. Qui sait, au plaisir de vous y croiser.

Le cheval volant

(d’après un conte traditionnel ouzbékistan rapporté par Anne Marchand)

Il était une fois, une fois il était, un jeune homme appelé Cherzod. Il est tranquille, même un peu rêveur. Il porte sur la tête une calotte décorée de broderies. Il n’a plus ses parents, il est apprenti chez un maître charpentier qui le traite comme son fils. Une nuit, Cherzod fait un rêve étrange. Il rêve de colombes grises, sauf une toute blanche. Les colombes se posent au sol, quittent leurs plumes, et se transforment en jeunes filles. Elles sont toutes très jolies mais la blanche est encore plus jolie que les grises. Dès son réveil, Cherzod n’a plus qu’une idée en tête : retrouver la colombe blanche. Il raconte son rêve à son maître et lui fait part de sa décision de partir.  Le maître lui dit :

  • Puisque tu en as décidé ainsi, il te faut partir. Mais avant je veux confectionner avec toi une œuvre secrète.

Ils travaillent ensemble tous les deux, le maître guidant l’apprenti jour et nuit. Et voilà le chef d’œuvre : un merveilleux cheval de bois recouvert d’une peau luisante, des yeux de cristal, une crinière d’or et des sabots d’ébène. Le maître regarde le cheval puis il regarde Cherzod :

  • Ce cheval est pour toi, Cherzod, écoute bien ! En le chevauchant, si tu tournes l’oreille gauche, il s’envolera. Si tu tournes l’oreille droite, il te déposera sur la terre.

Cherzod, comblé d’un tel cadeau, les larmes aux yeux, remercie, fait ses adieux, monte sur le dos du cheval. Il tourne l’oreille gauche et s’envole au-dessus des steppes, des déserts de sable, des montagnes aux cimes enneigées et des rivières argentées. Quand il aperçoit de là-haut une ville aux coupoles dorées, il tourne l’oreille droite du cheval qui descend doucement se poser sur la grande place. La ville parait déserte. Il s’approche du palais qui semble abandonné. Près de la porte il salue respectueusement une vieille femme toute vêtue de noir qui caresse un petit chat sur ses genoux :

  • Sois le bienvenu jeune étranger ! Celui qui franchit des steppes, des déserts de sable, des montagnes aux cimes enneigées et des rivières argentées sera un jour roi de cette ville et vivra dans ce palais. Mais il te faut épouser une colombe blanche. Elle viendra avec ses compagnes se poser sur les berges d’un lac. Elles quitteront leurs plumes et se changeront en ravissantes jeunes filles. Tiens, je te donne un bracelet, prends-le. Si tu peux passer ce bracelet au poignet de celle qui a quitté les plumes blanches, tu pourras l’épouser et vous vous aimerez toute votre vie.

Cherzod prend le bracelet que lui tend la vieille femme et la remercie. Mais il demande :

  • Où se trouve ce lac ?
  • Fais confiance à ton cheval !

Cherzod remonte sur son cheval enchanté, tourne son oreille gauche. Après un long voyage, il aperçoit un lac dont le miroir de la surface brille d’or et d’argent dans le soleil couchant. Au bord, des jeunes filles sont endormies sur des plumes de colombe. Cherzod tourne l’oreille droite. Il atterrit en silence, s’approche délicatement de la jeune fille de ses rêves. Il fait bien attention de ne pas éparpiller les plumes blanches et passe le bracelet à son poignet. La jeune fille se réveille et sourit :

  • Je te reconnais Cherzod car je t’ai rendu visite dans tes rêves.

Sans poser de question, sans attendre, elle monte sur le cheval de bois volant derrière Cherzod et ils font le voyage à l’envers jusqu’à la ville de la vieille femme en noir. La ville n’est plus la même, elle est pleine de monde, des caravanes de chameaux entrent et sortent par les larges portes finement sculptées. Sur la grande place, des enfants se poursuivent en piaillant, des conteurs racontent des histoires merveilleuses en buvant du thé. Des serviteurs entrent et sortent du palais, apportant tout ce qu’il faut pour le banquet de noces. La vieille qui caresse un petit chat sur ses genoux les accueille :

  • Vous êtes attendus pour vos noces. Soyez heureux. Cherzod, te voilà roi de cette ville, soit toujours juste, sage et bon !

Puis la vieille femme s’en va.

L’année suivante, Cherzod et sa belle épouse ont un fils. Cherzod décide d’aller revoir son maître charpentier pour avoir la joie de lui présenter sa femme et son fils. Ils montent ensemble sur le merveilleux cheval de bois et volent longtemps au-dessus du pays. Le soir venu, ils décident de s’arrêter pour la nuit. Quand ils se posent, comme il fait froid, Cherzod décide de repartir seul sur le cheval pour aller chercher du feu au plus près. De là-haut il aperçoit un feu de berger. Personne autour. Il se pose, prend une branche rougeoyante et repart. Presqu’aussitôt, avec le feu et le vent, la crinière du cheval s’embrase. Cherzod est obligé de se poser et il ne peut rien faire d’autre que de regarder, le cœur serré, son beau cheval de bois brûler entièrement. Le voilà seul, loin de sa femme et de son enfant.

Sa femme attend, remplie de peur et d’inquiétude, en berçant son bébé. Elle attend, elle attend longtemps. Puis elle décide de partir droit devant elle avec son bébé dans les bras. Après de longs jours de faim, de fatigue et de froid, elle arrive enfin dans une ville inconnue. Un brave potier qui les trouve dans la rue prend pitié, leur offre un repas chaud et un abri pour la nuit. Le lendemain, pour remercier, la jeune reine propose au potier, comme elle en a le talent, de décorer de fruits et de fleurs colorées ses pots pour les embellir, pour les vendre plus facilement. De fait, les vases se vendent bien. Alors la princesse reste chez le potier des mois, des années. L’enfant qui grandit va vendre les pots aux portes de la ville. Un jour il demande à sa maman :

  • Qu’est devenu mon père ? Il est où ? Je veux aller de par le monde jusqu’à ce que je le retrouve !

Mais la princesse ne veut pas voir partir son fils. Elle lui dit :

  • Je suis sûr que ton père est vivant et qu’il continue de nous chercher. Mieux vaut l’attendre ici.  Voilà ce que nous allons faire.

La princesse prend le plus beau pot. Elle peint, avec tout l’amour qu’elle garde en elle, le visage de Cherzod, son époux. Elle le tend à son fils qui reste un long moment à contempler le visage. Il sourit et part s’assoir comme chaque jour à la porte de la ville avec ses pots. Il garde avec lui le pot qui porte le visage de son père. Chaque jour il examine les visages de tous ceux qui entrent. Et ça dure longtemps, longtemps.

Voilà qu’un jour arrive à la porte de la ville un voyageur couvert de poussière, maigre, épuisé. Il a la figure triste et le regard éteint de ceux qui semblent avoir perdu l’espoir. Le jeune garçon regarde le pot, dévisage le voyageur, l’arrête, le regarde encore :

  • Mon père !

Voilà comment, après des années d’errance et de chagrin, Cherzod retrouve les siens, retrouve la joie.

Peu de temps après, Cherzod demande à son fils de l’aider :

  • Nous allons construire un merveilleux cheval de bois. Cent fois j’ai essayé de le reconstruite tout seul mais sans jamais réussir, il ne pouvait jamais voler. Sans doute me fallait-il un apprenti, un fils apprenti, pour m’aider et peut-être réussir.

Ils travaillent ensemble, le père guidant l’apprenti jour et nuit. Et voilà le chef d’œuvre : un merveilleux cheval de bois recouvert d’une peau luisante, des yeux de cristal, une crinière d’or et des sabots d’ébène.

Cherzod, sa femme et son fils remercient le brave et généreux potier, font leurs adieux. Ils montent sur le dos du cheval. Cherzod tourne l’oreille gauche et les voilà qui s’envolent dans le ciel. Après un long voyage ils retrouvent la ville animée, la grande place, le palais. Cherzod tourne l’oreille droite. Les voilà enfin de retour chez eux.

Comme ils vivent heureux tout le reste du temps qui leur est donné !

Ainsi va le conte sur son chemin, portant le ciel dessus sa tête et la terre entre ses mains.

C’est un des deux contes longs de ma racontée CHEVALS pour laquelle j’ai eu bien du mal à faire mes choix tant il y a de belles choses à raconter sur ce thème. Nous voilà complètement dans le conte merveilleux, rempli de magie dont le surnaturel ne surprend pas les personnages. On y retrouve un schéma narratif avec ses étapes classiques : situation initiale, élément perturbateur, péripéties, élément de résolution, situation finale. Et une happy end qui fait du bien ! J’aime aussi beaucoup le bouclage avec la reconstruction du cheval, père et fils.

Tites Moustaches

(d’après un conte créole rapporté par Sara Cone Bryant)

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme zanimaux.

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme ?… zanimaux !

Dans un temps qui est le temps de l’histoire, il était une fois, une fois il était, un jeune lapin du nom de Tites Moustaches. Chez les lapins, beaucoup appellent Tites Moustaches : « Bon à Rien ». Le soir, tous les lapins se rassemblent dans la grande clairière. Chacun raconte ce qu’il a fait dans sa journée. Quand vient le tour de Tites Moustaches, il dit toujours :

– Je me suis promené.

Il est vrai que, presque tout le jour, Tites Moustaches se promène. Et s’il ne se promène pas, c’est qu’il rêve. Il s’assoit parfois au bord de la mer, les yeux sur l’horizon, et son esprit voyage loin, loin, très loin, jusque sur le rebord du monde.

Il adore se cacher dans les grands roseaux près des dunes. Là, il écoute. Souvent, il coupe une tige, y fait des encoches précises avec ses dents. Il souffle alors dans ce flûtiau d’où s’échappe une musique colorée, souple comme le vent.

Un jour, alors qu’il est assis dans les roseaux, il entend un éléphant et une baleine qui discutent ensemble. Ils se font des compliments.

La baleine :

– Oh, compère éléphant, avec votre peuple, vous êtes les plus forts de tous les animaux qui vivent sur la terre. Moi, avec mon peuple, nous sommes les plus forts de tous les animaux qui vivent dans la mer. Nous pourrions nous associer pour commander tous les autres, personne ne pourrait nous résister.

L’éléphant :

– Très bonne idée, commère baleine, je suis d’accord. Et ceux qui nous résisteront, nous les piétinerons !

La baleine :

– Et ceux qui nous résisteront, nous les noierons !

Tites Moustaches comprend que l’heure est grave. Il va près des bateaux de pêche, prend une grosse corde très longue, très solide. Puis il s’avance sur la plage et dès qu’il aperçoit la baleine :

– Oh, commère baleine, vous qui êtes si forte, rendez-moi un service. Un éboulement a fait tomber un gros rocher sur la source, elle ne coule plus. Le rocher est très très lourd. Mais vous qui êtes si costaude, vous arriverez facilement à l’enlever !

La baleine est très flattée du compliment, elle est d’accord. Tites Moustaches ajoute :

– Je vais attacher le bout de cette corde à votre queue et j’irai attacher l’autre bout au rocher. Quand tout sera prêt, je jouerai du flûtiau. Vous tirerez alors bien fort, bien fort.

La baleine :

– Bah, pour moi c’est de la rigolade !

Tites Moustaches attache la corde à la queue de la baleine. Puis il file aussitôt trouver l’éléphant :

– Oh, compère éléphant, vous qui êtes si fort, rendez-moi un service. Un éboulement a fait tomber un gros rocher sur la source, elle ne coule plus. Le rocher est très très lourd. Mais vous qui êtes si costaud, vous arriverez facilement à l’enlever !

L’éléphant est très flatté du compliment, il est d’accord. Tites Moustaches poursuit :

– Je vais attacher le bout de cette corde à votre trompe et j’irai attacher l’autre bout au rocher. Quand tout sera prêt, je jouerai du flûtiau. Vous tirerez alors bien fort, bien fort.

L’éléphant :

– Bah, pour moi c’est une bricole !

Tites Moustaches attache la corde à la trompe de l’éléphant. Aussitôt il file dans les grands roseaux et se met à jouer du flûtiau. La baleine commence à tirer. Et l’éléphant commence à tirer. La corde se tend toute raide.

L’éléphant :

– Voilà un rocher rudement lourd, mais je l’aurai !

Et il redouble d’efforts.

La baleine :

– Voilà un rocher vraiment très lourd, mais on va voir ce qu’on va voir !

Et elle tire de plus belle.

La baleine tire un grand coup, entoure la corde autour de son corps. L’éléphant glisse vers la plage. Il tire à son tour un grand coup, entoure la corde autour de son corps. La baleine est entraînée sur la plage. Alors chacun d’eux voit l’autre avec la corde enroulée autour du corps.

L’éléphant :

– Je vais vous apprendre à jouer au rocher, Madame la baleine !

La baleine :

– Je vais vous apprendre à vous moquer de moi, Monsieur l’éléphant !

Ils se remettent à tirer de toutes leurs forces. Le combat est terrible, la terre tremble, la mer devient démontée. Des vagues immenses sont projetées loin dans le pays, de nouveaux lacs se forment. Des paquets de terre sont envoyés loin en mer, de nouvelles îles apparaissent. Mais à force de tirer sur la corde, tout à coup : crrrrac, elle casse ! La baleine est rejetée à la mer dans un geyser énorme et l’éléphant roule-boule, arrachant tout sur son passage, jusqu’à s’arrêter les quatre pattes en l’air ! L’éléphant et la baleine partent honteux et fâchés pour de bon. Fini leur grand projet de commander tout le monde : tombé à l’eau, enterré !

Dans les roseaux, Tites Moustaches a bien rigolé !

Le soir, tous les lapins se rassemblent dans la grande clairière. Et chacun raconte ce qu’il a fait dans sa journée. Vient le tour de Tites Moustaches, « Bon à Rien ». Il aurait pu dire : J’ai peut-être sauvé le monde. Mais il prend son flûtiau et joue une musique colorée, souple comme le vent. Puis il dit : Il était une fois, une fois il était, un éléphant et une baleine… Il raconte une histoire.

Le lendemain soir, les lapins disent :

– Tites Moustaches, joue encore de ton flûtiau, Tites Moustaches, raconte encore une histoire.

Ainsi chaque soir, les lapins partent en voyage avec la musique, sur les paroles des contes, ils se sentent libres. Dans la grande clairière maintenant, de Tites Moustaches, on ne pourrait plus se passer.

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme zanimaux.

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme ?… zanimaux !

On voit bien que ce conte évoque la place du conte et du conteur, le pouvoir et l’oppression, une forme de résistance malicieuse. Il est inspiré -mais bricolé comme d’hab’- de celui rapporté par Sara Cone Bryant dans son livre Comment raconter des histoires à nos enfants que j’ai déjà évoqué ici en juin 2020 ! Sara Cone Bryant a puisé dans son expérience de conteuse pour donner aux éducateurs des conseils pratiques sur l’art de conter. Elle avait compris l’essentiel !

Pour revenir à l’histoire, c’est un film. On imagine très bien un dessin animé. Comme le dit Sara : « Un trait commun à bien des histoires : la rapidité dans l’action. Quelque chose arrive tout le temps. Chaque paragraphe du récit est un événement. Il n’y a pas de temps perdu en explications, en descriptions pittoresques ou sentimentales. Il ne s’agit pas de ce que pensent les gens, ou de ce qu’ils ressentent, mais de ce qu’ils font. Tous les évènements forment une chaîne dont les anneaux sont si rapprochés qu’ils se succèdent aussi vite que les événements peuvent le faire. Nulle complication ne ramène la pensée en arrière. »

L’île des hommes perdus

(d’après un conte srilankais rapporté par Bernard Chèze)

Dans un temps où on sait déjà que la terre est ronde, dans ce temps de nouveaux mondes, il était une fois, une fois il était, Fanch Morvan. C’est un capitaine intrépide et généreux que son équipage de marins acharnés sert avec respect. Toutes voiles dehors dans une mer turquoise, leur vaisseau remonte vers leur lointaine Bretagne, les cales remplies de fines soieries, de vaisselle dorée, d’épices parfumées. Ils ont hâte de retrouver leur pays et leurs payse, de profiter des richesses qu’ils vont rapporter. Les marées bercent leurs rêves ensoleillés.

Mais voilà qu’en pleine nuit, sans crier gare, une terrible tempête se déchaîne. Le vent hurle, des trombes d’eau s’abattent sur le navire. Bientôt le mât se brise, le gouvernail est arraché. Soudain, un horrible craquement : le navire vient de heurter des rochers. La coque éventrée, il commence à s’enfoncer dans l’eau. Les marins comprennent vite qu’ils ne sauveront pas leur cargaison et qu’ils n’ont plus qu’à essayer de sauver leur peau. Fanch Morvan ordonne de mettre les canots à l’eau.

Incroyable, la tempête s’arrête d’un coup, aussi brusquement qu’elle est arrivée. Quand le soleil se lève sur une mer apaisée, on compte les survivants : une cinquantaine répartis dans les canots. Les marins se lèvent et récitent des prières pour le repos de l’âme des noyés. Mais eux, les survivants, que vont-ils devenir sans eau douce, sans nourriture ? Au bout de trois jours à errer sur l’immensité, la couenne brûlée de sel et de soleil, ils sont épuisés, ils ont perdu l’espoir d’être sauvés. Au matin du quatrième jour, le mousse qui n’a cessé de scruter l’horizon, crie : « Une île, une île droit devant ! ». Les marins sortent de leur torpeur. Fanch Morvan donne les ordres pour reprendre les avirons. En approchant, les hommes restent fascinés par une terre qui ne ressemble à aucune de celles où ils ont déjà abordé. Sur la plage, ce ne sont pas des galets que l’eau transparente fait rouler, mais un tapis de perles nacrées. Au-delà de cette plage, ils découvrent des champs cultivés, des vergers chargés de fruits et même un village de maisons blanches. La montagne qui s’élève derrière est couverte de forêts. Par endroits, ils distinguent des rochers dorés. Ici et là, il semble que ce soient des étoiles de terre qui scintillent intensément. Des oiseaux colorés volent dans le ciel. Surpris, les marins en aperçoivent un beaucoup plus gros que les autres. Le plus étrange c’est que ses cris paraissent des hennissements. Ce drôle d’animal les inquiète mais ils sont hypnotisés par l’émerveillement qu’ils découvrent.

Quand leurs canots arrivent sur la plage, les marins constatent que les villageois les attendent tranquillement. Il y a là des hommes souvent âgés et des femmes, la peau cuivrée. Ils sont vêtus de pagnes colorés. Les jeunes femmes ont des cheveux noirs couronnés de fleurs et portent des colliers, des bracelets, des bagues magnifiques. L’une d’elles, à la beauté encore plus envoûtante, s’avance vers les marins accompagnée d’un ancien, les cheveux et la barbe toute blanche, qui s’appuie sur un bâton. L’ancien se contente de sourire mais la jeune femme s’incline et d’une voix douce leur souhaite la bienvenue. Elle dit s’appeler Amata et les invite à les suivre au village. Ils arrivent devant un grand bâtiment arrondi surmonté d’une tour. Ils y entrent. Emerveillés, ils découvrent des meubles finement sculptés, une table dressée avec de la vaisselle précieuse, le sol en mosaïque colorée est couvert par endroits de tapis épais. Aux deux bouts, une fontaine murmurante rafraîchit la salle. On les invite à s’asseoir et à déguster des mets raffinés. Eux qui sont épuisés, affamés, retrouvent vite des forces et de la vitalité. Pendant le repas, des femmes dansent avec grâce, d’autres chantent des mélodies enveloppantes, c’est un véritable ravissement.

A la fin du repas, la jeune femme qui les a accueillis leur demande de raconter comment ils sont arrivés jusqu’ici. Fanch Morvan se lève, il parle de la Bretagne, du grand voyage, de la tempête et de la cargaison perdue. Alors à son tour Amata  prend la parole :

  • Votre venue est pour nous une source de joie. Vous nous faites rêver à des pays étranges et lointains, celui d’où vous venez, ceux où vous avez abordé. Bien des hommes de notre île partis à la pêche sur leurs pirogues ne sont jamais revenus. Si vous voulez rester, vous êtes les bienvenus. Notre île est généreuse, les cultures poussent en abondance, les fruits sont sucrés, la montagne regorge de richesse. Tout ce qui est ici sera à vous. Selon votre désir, nos jeunes femmes seront vos servantes ou vos compagnes.

Les marins se regardent en silence. Certains pensent à leur famille restée au pays. Mais beaucoup sont comme ensorcelés par tout ce qui les entoure. Des jeunes femmes se lèvent, prennent par la main chacune un marin, et sortent tandis que des anciens chantent d’étranges mélopées.

Plusieurs jours passent ainsi. Amata réserve la place près d’elle pour les repas à Fanch Morvan, elle est pleine d’attention à son égard.  Mais lui reste méfiant et garde ses distances malgré les charmes de la jeune femme. Un soir, un repas encore plus somptueux est servi. Au dessert, Amata se lève. Elle frôle de sa main glacée celle de Fanch. Elle dit :

  • Chaque jour, j’ose remercier cette tempête qui vous a conduits à nous. Je vois des hommes et des femmes comblés. Maintenant je voudrais que nous trinquions tous en l’honneur de votre capitaine Fanch qui a vécu tant d’aventures et dont j’admire le courage.

Sous les applaudissements on apporte un alcool fort dont les verres sont largement remplis. Et tous de boire en l’honneur de Fanch Morvan. Tous ? Sauf Fanch lui-même qui fait semblant. Il se doute de plus en plus que quelque chose ne va pas dans cette situation apparemment si hydillique. Amata reprend de sa voix mélodieuse :

  • Maintenant je vous invite à vous retirer dans vos appartements. Que la nuit vous soit douce.

Préoccupé, Fanch Morvan attend que tout s’apaise dans le village puis se lève avec précautions. Il aperçoit un rai de lumière qui filtre du grand bâtiment arrondi. Il s’y rend, réussit à se glisser sans bruit à l’intérieur et se cache derrière un rideau. Ce qu’il découvre alors le glace de peur. Dans la salle : une assemblée de monstres hideux et terrifiants couvert d’écailles et de pustules, les pattes griffues. A ses yeux, il reconnait sans hésiter la plus grosse bête : c’est Amata ! Elle parle d’une voix pointue et nasillarde :

  • Ces imbéciles de marins n’ont toujours pas compris notre pouvoir de déclencher les tempêtes, de naufrager les navires pour que les hommes s’échouent sur notre île où nous les envoûtons de beautés illusoires et de richesses perfides. Demain nous les emmènerons se promener dans la montagne. Nous en profiterons pour les enfermer dans les galeries souterraines avec les autres. Ils devront piocher le rocher jusqu’à l’épuisement pour trouver de l’or et des diamants. Vous mettrez à part les plus vieux et les plus faibles, ceux-là nous les dévorerons tout crus !

Laissant les monstres à leur rires, Fanch Morvan réussit à sortir. Il ne peut fermer l’œil du reste de la nuit. Dès le lendemain il va trouver ses hommes et leur explique ce qu’il a découvert :

  • Fuyons pendant qu’il en est encore temps. Nous nous cacherons dans la forêt. Nous tâcherons de construire des radeaux pour échapper à cette île diabolique.

Certains de ses hommes ne veulent pas le croire, étourdis par les plaisirs qu’on leur offre et les richesses aperçues. Ils disent ne pas vouloir quitter ce paradis pour se risquer à nouveau sur la mer dans des embarcations précaires. Fanch Morvan comprend qu’il ne pourra les convaincre tous. Seulement une vingtaine de ses compagnons le suivent. Ils s’enfoncent dans la forêt, marchent des heures sans savoir où se diriger. Ils finissent par déboucher dans une clairière occupée par un lac aux eaux limpides. Stupéfaits, ils découvrent un animal qui broute tranquillement, un animal comme ils n’en ont jamais vu. L’un croit reconnaître la créature extraordinaire aperçue en arrivant sur l’île, qui, au milieu des oiseaux, poussait des cris comme des hennissements. Un autre craint que ce soit un des monstres auxquels ils essaient d’échapper. En effet, cet animal ressemble à un cheval avec une tête d’oiseau terminée par un long bec, deux immenses ailes repliées sur ses flancs. L’étrange apparition leur dit alors à voix humaine :

  • Hommes pris dans le flux et le reflux, hommes perdus, désirez-vous vraiment rentrer chez vous ?

Les marins, apeurés, n’osent répondre.

  • Hommes pris dans le flux et le reflux, hommes perdus, désirez-vous vraiment rentrer chez vous ?

Fanch Morvan prend le risque de s’approcher de l’animal qui le regarde et répète :

  • Hommes pris dans le flux et le reflux, hommes perdus, désirez-vous vraiment rentrer chez vous ?

Le capitaine répond clairement :

  • Oui, nous le voulons !
  • Alors dépêchez-vous de monter sur mon dos !

Fanch Morvan hésite un instant puis se décide à sauter sur son dos. Tous ses compagnons se précipitent à sa suite en se bousculant, craignant que la bête ne puisse tous les porter. Mais, au fur et à mesure qu’ils le chevauchent, le dos du cheval à tête d’oiseau s’allonge, si bien que tous y trouvent place. Alors, déployant ses ailes immenses, l’animal quitte le sol dans un souffle d’air comme lorsque les vents favorables gonflent la grand-voile. Les voilà volant au milieu des nuages à une vitesse folle. Combien dure le voyage ? Nul ne saurait le dire car, sur le dos du cheval volant, le temps n’a pas de mesure.

Quand ils atterrissent, ils reconnaissent la ville close et ses maisons de pierres, ils voient leur port si bien abrité. Ils restent un moment étourdis par ces retrouvailles. Ils remercient chaleureusement leur sauveur, le cheval à tête d’oiseau. Ils restent à le regarder s’éloigner dans le ciel. Puis ils se remettent en marche vers la ville close, car ils savent que dans des petites maisons de pierre, près de braises qui couvent, des cœurs les attendent, serrés d’angoisse mais palpitant d’un reste d’espoir.

Je poursuis avec les contes de chevaux. Le recueil que j’ai préparé, intitulé « Chevals », rassemble des contes et des légendes. Ce conte du mois est srilankais, il a été rapporté par Bernard Chèze qui a mené un travail formidable pour collecter des contes consacrés à cet animal. Comme d’habitude, je l’ai revisité. J’aime beaucoup ce genre de conte merveilleux qui nous arrive du fond des âges. Y surviennent des éléments surnaturels, magiques. Ils nous font rêver, ils nous intriguent, parfois ils nous perdent dans leur étrangeté. Et pourtant ils nous séduisent, leur contenu narratif nous atteint.

Le rat-mousse

(d’après un conte traditionnel rapporté par Tristan Pichard)

Il était une fois, une fois il était, un brick de 300 tonneaux, La Belle Aurore, qui vient d’arriver dans le port de Redon. Il renferme dans ses cales du fer d’Espagne, des eaux de vie, de la vaisselle fine, et même des épices. Tout l’équipage, au bonheur d’être enfin arrivé au port, s’éparpille dans les cabarets voisins. La nuit est éclairée par une lune ronde comme une pomme d’orange.

Sur la rive opposée, un voleur bien informé s’est allongé au fond d’une barque légère et pigouille de ses deux mains pour s’approcher sans bruit de La Belle Aurore. Dès qu’il est monté à bord, le voleur entend derrière lui un bruit : tip, tip, tip. Il se retourne brusquement : rien ! Bah, il a dû rêver. Il s’avance vers une écoutille qui permet d’accéder aux cales. Mais il entend à nouveau derrière lui : tip, tip, tip. Il y a quelqu’un ou quelque chose sur le bateau ! Le voleur vient à peine de sortir son couteau que ses mains se mettent à trembler, tellement qu’il le lâche et la lame se plante dans le bois du pont. Éclairé par la lune apparaît la silhouette d’une créature terrifiante. Elle a deux bras et deux jambes comme vous et moi. Elle porte des habits comme vous et moi. Mais son corps est recouvert de poils gris et sa figure est celle d’un gros rat avec des yeux luisants comme des braises. Là, ce n’est pas comme vous et moi, en tous cas je ne crois pas. Le voleur, paniqué, pousse un cri, saute par-dessus le bastingage et rejoint en nageant comme un fou la rive en face.

Il est encore tout tremblant quand il entre dans un cabaret de la Digue Saint-Nicolas pour se remettre de ses émotions. La salle est faiblement éclairée. Il voit près de l’entrée un marin attablé à qui il demande :

  • Fais-tu partie du bateau qui vient de mouiller dans le port ?

Le marin retire la pipe de sa bouche :

  • Oui, j’en suis.
  • Et quel est ce monstre à bord ?

Le marin pose sa choppe et se met à rire :

  • Un monstre à bord, mais ça ne peut être que Fanch, notre mousse !
  • Votre mousse, votre mousse, c’est pas possible !
  • Mais si, je vais te raconter.

Et cric et croc, par le foc et la barre, c’est une sacrée histoire !

Un matin, alors que La Belle Aurore s’apprête à lever l’ancre, le capitaine, large chapeau sur la tête, embarque un gros rat habillé comme tout bon marin, à un détail près : il ne peut porter un bonnet dessus sa tête à cause de ses grandes oreilles. La première surprise passée, l’équipage adopte Fanch, ce rat-mousse, et pour tous les hommes c’est même le meilleur des mousses avec lesquels ils ont navigué. Grâce à ses pattes griffues il monte en haut des mâts plus vite et plus sûrement que n’importe quel marin expérimenté. Avec ses longues dents il est habile pour défaire un nœud ou trancher une toile. Toujours le premier sur le pont, toujours le dernier à regagner son hamac pour dormir. Il aide régulièrement le coq qui l’a pris en amitié alors que d’habitude il est gueulard et brutal dans sa cuisine de bord.

Fanch devient encore davantage la mascotte du navire quand il le sauve d’un naufrage grâce à sa rapidité à grimper sur les vergues pour affaler les voiles. Pourtant la mer s’est déchaînée sans prévenir, il s’en faut de peu qu’ils se retrouvent sur des récifs du côté des îles Canaries. Sans le rat-mousse, ils ne seraient pas à Redon à boire un coup bien à l’abri.

Pourtant, le jour où Fanch embarque sur La Belle Aurore, l’équipage est des plus méfiants. Tous les marins demandent alors à parler au capitaine au large chapeau pour lui dire que c’est folie que de prendre à bord une telle créature. Ils sont réunis à la proue du navire alors que Fanch reste isolé à la poupe. Le capitaine, respecté et même apprécié de tous, leur raconte alors comment il a rencontré le rat-mousse.

Et cric et croc, par le foc et la barre, c’est une sacrée histoire !

Ces jours-là le capitaine au large chapeau recrute son équipage pour repartir au large. Il retrouve des fidèles compagnons qui embarquent de bon cœur : un second, un bosco, un quartier-maître et les trois maîtres indispensables à tout navire : le voilier, le charpentier et le calfat. Il enrôle aussi le coq au mauvais caractère mais qui sait préparer un bon fricot. Cependant, il lui manque un mousse et, comme vous le savez, prendre la mer sans mousse à bord porte malheur. Il court alors les quais de Redon pour trouver un mousse, demande dans tous les cabarets, fait le tour des chantiers navals à Saint Nicolas : pas de mousse !

Bien en peine alors que la nuit vient de tomber, le capitaine au large chapeau retourne au navire à l’échouage par marée basse. En descendant le passage des sauniers, il entend un bruit curieux : tip, tip, tip. Il se retourne d’un coup : rien ! Il repart et ça reprend : tip, tip, tip. Il s’arrête sous une lanterne qui éclaire faiblement le passage. Une étrange silhouette apparaît, mi-homme, mi-rat. Elle se met à parler :

  • N’ayez pas peur capitaine.
  • Quoi, tu es un rat et tu parles !
  • Je ne suis pas vraiment un rat, je suis un homme transformé en rat, je m’appelle Fanch. J’ai entendu dire que vous cherchiez un mousse. Vous savez, avant d’être un rat, je naviguais comme mousse.
  • Je veux bien t’engager. Mais par quelle magie es-tu devenu rat, raconte-moi.

Et cric et croc, par le foc et la barre, c’est une sacrée histoire !

Fanch a treize ans quand il embarque pour la première fois comme mousse. Il est sérieux et travailleur, fait tous ses efforts pour donner satisfaction. Pourtant le capitaine du navire sur lequel il navigue alors est méchant avec lui. Il lui donne des coups de pieds sans le rater malgré le bandeau noir qui couvre son œil droit, il l’insulte ou se moque de lui. Fanch n’a que des restes à manger, il a faim. Il est épuisé, désespéré. Lors d’une escale à Nantes il s’échappe. Après des mois et des mois à dormir sur le dur plancher de l’entrepont, il n’a qu’une envie : dormir dans un lit. Alors, avec le peu d’argent au fond de sa poche, il s’offre une nuit dans une modeste auberge. Au petit matin, un bruit le réveille : tip, tip, tip. Il ouvre les yeux : rien ! Mais à nouveau : tip, tip, tip. Il allume la bougie, tenant l’allumette en tremblant. Le méchant capitaine au bandeau noir sur l’œil est là devant le lit, en compagnie d’une petite femme rabougrie aux yeux de corbeau. Le capitaine fait entendre sa voix qui roule comme le tonnerre :

  • Tu as déserté mon navire maudit mousse, tu vas le regretter.

Aussitôt Fanch sent les poils lui pousser par tout le corps et la figure, son nez devient un museau, ses oreilles grandissent et s’élargissent. La petite femme rabougrie lui dit d’une voix pointue comme une aiguille :

  • Maintenant tu ressembles à un rat.

Fanch est paniqué mais il ose quand même demander :

  • Comment avez-vous pu me transformer comme ça ?

Le capitaine ricane cruellement :

  • Ah, ça t’intéresse, je vais te raconter.

Et cric et croc, par le foc et la barre, c’est une sacrée histoire !

Dans sa jeunesse, le méchant capitaine n’est qu’un simple pêcheur qui tente d’attraper quelques poissons dans un petit canot. Un jour qu’il pêche dans la brume, il entend des appels au secours. Il tire sur les avirons pour se rapprocher des cris et finit par apercevoir quelqu’un en grand danger de se noyer. Il lance un bout auquel s’accroche une petite femme rabougrie aux yeux de corbeau, celle-là même qui se trouve dans la chambre de Fanch. En fait, il s’agit d’une sorcière très moche mais très puissante. Pour remercier le jeune pêcheur elle lui propose une récompense. Elle peut rendre la plus belle fille du port amoureuse de lui pour qu’ils se marient, mais c’est tout. Ou alors il se marie avec elle, la sorcière, comme ça il peut profiter de ses pouvoirs magiques toute sa vie. Le jeune pêcheur est ambitieux, il rêve de pouvoir et d’or, alors il choisit la méchante et laide. Grâce à sa sorcière de femme, il devient très vite le capitaine le plus riche de Bretagne, mais aussi le plus cruel.

Dans la chambre, la petite femme rabougrie aux yeux de corbeau précise à Fanch :

  • Tu seras un rat pendant neuf ans. Cependant, ça ne durera que six ans si tu parviens à te faire enrôler comme mousse sur un navire. Et ça ne durera que trois ans si tu arrives à sauver un navire d’un naufrage. Enfin, après tout ça, si une jeune femme accepte de se marier avec toi malgré tes poils et tes grandes oreilles, mon sortilège disparaitra.

Dans la pénombre du cabaret de la digue Saint-Nicolas, le voleur, ébahi, écoute tout ce que lui raconte le marin qui fume la pipe et boit sa chope :

  • Ah ben ça alors, c’est une sacrée histoire, c’est une sacrée histoire ! Mais si je comprends bien, Fanch a été embauché par votre capitaine, il vous a sauvé du naufrage, alors il ne lui reste plus que trois ans à être un rat.

Mais voilà qu’on entend depuis le fond de la salle du cabaret :

  • Et mieux que ça, je suis prêt à lui accorder la main de ma fille. Comme ça, fini le sortilège et je gagnerai un gendre de confiance.

Les deux hommes se retournent vers le fond du cabaret. On devine la silhouette d’un homme avec un large chapeau dessus sa tête. C’est le capitaine de La Belle Aurore. Caché dans l’ombre, il a entendu la conversation du marin de son équipage avec l’étranger. Il a compris qu’il s’agit d’un voleur que l’intervention de son rat-mousse a découragé de se servir dans la cargaison. La capitaine n’en a que plus d’estime pour Fanch.

Bientôt le capitaine réussit à convaincre sa fille que, si elle accepte de se marier avec Fanch, il redeviendra bientôt un beau jeune homme, avec un cœur valeureux et sûr. Après quelques réticences compréhensibles, la fille accepte. Aussitôt, Fanch retrouve son apparence humaine de beau jeune homme. Il continue ses engagements de marin valeureux et sûr à bord de La Belle Aurore. Quand le capitaine, son beau-père, devient trop vieux, c’est lui, Fanch, qui prend le commandement. Il devient à son tour un capitaine respecté et même apprécié de tous. Si bien que petit à petit on oublie que Fanch fut le premier et le seul rat-mousse qu’on n’ait jamais connu, en tout cas de mémoire de redonnais !

Et cric et croc, par le foc et la barre, c’est une sacrée histoire !

Les contes de mer : tout un univers ! J’ai remis celui-ci dans mon contexte redonnais. Mais il est vrai que Redon garde toujours de double classement de port fluvial et port maritime. La ville a été, jusqu’à la fin du 19ème siècle, le siège d’un trafic important. De même, elle comptait, ainsi que sa voisine Saint-Nicolas-de-Redon, d’importants chantiers navals.

Je trouve ce conte original et amusant avec ses emboitements. Par contre, il est contraignant à raconter car il faut capter et maintenir l’attention des auditeurs en raison même de ces emboitements et de sa longueur. Mais sa plus grande contrainte pour bien suivre l’histoire réside dans les allers-retours dans le temps. Presque toujours les contes sont linéaires ce qui est nécessaire au bon suivi à l’oral. A l’écrit c’est différent, le travail d’attention n’est pas du tout le même et on peut se reprendre. Un conte à l’oral « ça file » et l’auditeur ne peut arrêter son écoute pour s’interroger mentalement  ; sinon, trop tard, il décroche !

01/01/21 : Le cheval rallongé

(d’après une légende rapportée par Paul Sébillot)

Un soir, cinq gars rentrent tard d’aller voir les filles à la veillée. En arrivant près de la barrière d’un champ, ils trouvent un petit cheval qui parait bien docile. Le plus hardi décide de monter sur son dos, ce qui est bien moins fatigant pour rentrer. Un autre, fort en goule dit : « Attends, je vas monter aussi ! » Le troisième ne veut pas être de reste et saute sur le dos de la bête. Elle s’allonge un peu. Puis un peu plus, si bien que les deux autres trouvent aussi place sur la bête de ch’va qui part au trot.

Ce petit cheval-là, c’est le Cheval Pacoret comme on l’appelle ici ou là en Haute-Bretagne. Il se plait à jouer des tours. Dès qu’il croise quelqu’un, la personne n’a mystérieusement qu’une envie, c’est de monter sur le dos du cheval qui s’allonge au fur et à mesure des nouveaux arrivants.

La nuit, on croise plus qu’on ne croit des marcheurs de lune, trainards fatigués, voyageurs perdus, pèlerins sans logis, sans compter quelques drôles de paroissiens. Le cheval rallongé les prends tous autant qu’ils sont sur son dos, son dos qui s’allonge autant qu’il faut. Et plus il est chargé, plus il va vite malgré les cris épouvantés de ceux-là qui restent collés sur son dos.

A la fin de la nuit, le Cheval Pacoret semble fatigué de son galop effréné. Il s’arrête alors au milieu d’un ruisseau, jette à bas  dans l’eau tous ses cavaliers, les voilà trempés guenés, tantouillés à souhait. Il disparait alors, comme évanoui en fumée.

Ma transcription de cette légende emprunte à Paul Sébillot. Dans la deuxième partie du XIXème siècle, il a beaucoup écrit sur la « Littérature orale de la Haute-Bretagne », terminologie nouvelle pour la transcription écrite de collectages oraux.

Cette légende du cheval qui rallonge est très présente en Haute-Bretagne. Ici, dans le Pays de Redon, Gilbert Hervieux m’a dit l’avoir entendu de son père.

Il est étonnant d’observer combien, partout, le cheval est porteur de légende. J’y reviendrai car il y a tant de belles et merveilleuses choses à raconter à ce sujet.