Le conte du mois 2020

Chaque premier jour du mois, hors juillet et août, je proposerai ici un conte écrit. Ceux que je reprends sont issus de contes traditionnels du monde en général et de la Bretagne en particulier. Je ne les écris ni ne les dis jamais tels que lus ou entendus. Je les remets dans mes mots, dans ma sensibilité, soit en les retouchant un peu, soit en les transformant profondément. Mais je reste attentif à la symbolique du conte.
Quand je peux, j’indique où j’ai trouvé le conte que je vous propose. Mais des fois je ne sais plus trop…

L’écriture de ces contes est simple. Il le faut pour que le futur auditeur puisse suivre sans décrocher. Le conte prend sa pleine puissance, sa pleine vie, grâce à la conteuse, au conteur. Là aussi est la magie !

Au fait, je suis preneur de contes à vous, n’hésitez pas à m’en envoyer à titre de partage. Soit c’est le même conte mais avec une autre version, soit c’est un conte autre à votre manière.

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01/12/20 : Petit Brin de Coq

(d’après un conte traditionnel)

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme zanimaux.

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme ?…

Zanimaux !

Il était une fois, une fois il était, une poule toute blanche, avec la crête bien rouge. Elle couve douze œufs. Il en sort onze jolis poussins jaunes. Mais, quand la douzième coquille est cassée, on voit sortir un demi-poussin : il n’a qu’un œil, qu’une aile, qu’une patte. La mère poule le protège de son mieux et le poussin grandit. Il devient un demi-poulet débrouillard, batailleur, même désobéissant. Tout le monde l’appelle « Petit Brin de Coq ».

Un jour Petit Brin de Coq dit à sa mère :

  • Je vais à Paris voir le Président de la République.

Il part en sautant sur son unique patte : hop et hop et hop. Au bout d’un moment il longe un ruisseau qui ne peut plus couler parce que le courant a entassé plein de branches. L’eau dit à Petit Brin de Coq :

  • Je suis arrêtée par ces branches, je ne peux plus couler. Veux-tu bien les pousser avec ta patte ?
  • Je n’ai pas le temps de m’occuper de ça, répond Petit Brin de Coq. Je vais à Paris voir le Président de la République.

Il continue son chemin : hop et hop et hop.

Un peu plus loin, Petit Brin de Coq rencontre un feu en train de s’éteindre. Le feu lui dit :

  • Je suis presqu’éteint, veux-tu bien me faire de l’air avec ton aile ?
  • Je n’ai pas le temps de m’occuper de ça, répond Petit Brin de Coq. Je vais à Paris voir le Président de la République.

Il continue son chemin : hop et hop et hop.

Pas très loin de Paris, Petit Brin de Coq arrive près de buissons qui empêchent le vent de passer. On entend le vent gémir et souffler :

  • Je suis tout bloqué par ces buissons, veux-tu bien les écarter pour que je puisse reprendre mon vol ?
  • Je n’ai pas le temps de m’occuper de ça, répond Petit Brin de Coq. Je vais à Paris voir le Président de la République.

Il continue son chemin : hop et hop et hop.

Il arrive à Paris, jusqu’au palais du Président de la République. Le garde ne le voit pas rentrer. Mais le cuisinier, lui, le voit passer devant la fenêtre de la cuisine. Il se dit que c’est juste le poulet dont il a besoin pour le déjeuner du Président. Il attrape Petit Brin de Coq, le met dans une marmite d’eau qui chauffe sur le feu et repose le couvercle par-dessus. L’eau le recouvre jusqu’au bec. Il se met à crier :

  • Eau, ne monte pas plus haut, tu vas me noyer !
  • Rappelle-toi, Petit Brin de Coq, quand j’étais dans la peine, tu n’as pas voulu m’aider.

Et l’eau monte plus haut.

Comme l’eau devient de plus en plus chaude, Petit Brin de Coq se met à crier :

  • Feu, ne chauffe pas plus fort, tu vas me brûler !
  • Rappelle-toi, Petit Brin de Coq, quand j’étais dans la peine, tu n’as pas voulu m’aider.

Et le feu continue de chauffer.

Pour surveiller la cuisson, le cuisinier soulève le couvercle. Il constate que son poulet est presque brûlé :

  • Il n’est plus bon à rien !

Il prend Petit Brin de Coq par sa patte et le jette par la fenêtre. Dans l’air, le vent le rattrape, le soulève plus haut que les arbres, le fait tourbillonner. Petit Brin de Coq se met à crier :

  • Vent, ne souffle pas si fort, laisse-moi redescendre !
  • Rappelle-toi, Petit Brin de Coq, quand j’étais dans la peine, tu n’as pas voulu m’aider.

Le vent souffle encore plus fort, il expédie Petit Brin de Coq jusqu’en haut d’un clocher et le plante sur la pointe. D’ailleurs, il y est toujours. Il ne fait plus hop et hop et hop. Il tourne, tourne, tourne du côté où le vent souffle. Et il n’a pas fini de tourner !

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme zanimaux.

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme ?…

Zanimaux !

Voilà encore un conte de zanimaux dont il existe de très nombreuses versions à travers les régions françaises. Il a fait l’objet d’albums jeunesse illustrés. Il déraisonne dans le réel mais résonne dans l’imaginaire. Il est de randonnée, d’explication, moralisant, rigolo. Dire ce conte auprès d’enfants est un vrai bonheur. Et vous, les grand, qu’en pensez-vous ?

01/11/20 : L’homme qui ne voulait pas mourir

(d’après un conte traditionnel)

Il était une fois, une fois il était, il y a de cela un long temps, un homme né de mère et de père.

La voilà la commençante, fine farine du temps !

Cet homme ne rêve que de gloire, de puissance et d’argent. Il se fait soldat. Comme il est fort et courageux, on le nomme capitaine. Un jour, le roi le remarque et lui confie toute son armée en tant que général. Il remporte plusieurs victoires. Alors le roi le nomme Premier Ministre. Il gagne des mille et des cents, il est puissant. L’orgueil de cet homme ne fait que grandir. Un jour, un de ses conseillers formule une critique. Il est condamné à la prison. Ce conseiller réussit à dire à son Premier Ministre :

  • Tu es puissant, oui, mais un jour il te faudra bien mourir !

Cette réflexion touche l’homme, le tracasse profondément. Il ne veut pas mourir ! Il part à la recherche d’un pays où l’on ne meurt pas. L’homme marche longtemps, longtemps, longtemps. Il finit par trouver ce pays. Personne n’y est mort depuis la création du monde. Il vit là sans soucis pendant trois cents ans. Mais un jour, un immense oiseau coloré, avec un bec puissant, descend sur ce pays. Le ciel devient tout sombre. Cet oiseau se nourrit de terre. Les habitants du pays expliquent à l’homme que lorsque l’oiseau aura mangé toute leur terre, pour eux, ce sera la fin du monde. Mais les gens disent aussi qu’ils sont si vieux, si fatigués, qu’ils n’ont pas peur de mourir. Ce n’est pas l’avis de l’homme. Il part à la recherche d’un autre pays où la vie n’aura pas de fin.

L’homme voyage longtemps, longtemps, longtemps. Il arrive sur une île au milieu d’un immense lac, une île où personne n’est jamais mort. Il vit là sans soucis pendant six cents ans. Mais un jour arrive à proximité de l’île un poisson aux écailles argentées, d’une grosseur monstrueuse, qui, bouche grande ouverte, boit d’énormes quantités d’eau. Les habitants du pays apprennent à l’homme que lorsque ce poisson aura bu toute l’eau du lac, pour eux, ce sera la fin du monde. Mais les gens disent aussi qu’ils sont si vieux, si fatigués, qu’ils n’ont pas peur de mourir. Ah mais ce n’est pas l’avis de l’homme. Il part à la recherche d’un autre pays où la vie n’aura pas de fin.

Cette fois il a beau chercher, chercher, chercher, il ne trouve rien. Il est triste, il est fatigué, il s’assoit sur le bord du chemin. Devant lui, une toile d’araignée où sont accrochées des perles de rosée, avec une mouche qui se débat. Sans réfléchir, il délivre délicatement la mouche. Elle se transforme aussitôt en une fée souriante :

  • Je te remercie de m’avoir délivrée, demande-moi ce que tu veux.
  • Je ne veux pas mourir !
  • Je vais te transporter sur une étoile où on ne meurt pas.

C’est ce qu’elle fait. L’homme vit sans souci dans cette étoile qui navigue tranquillement parmi les galaxies. Il y vit pendant des siècles et des siècles. Un matin, en se réveillant, il ressent une curieuse impression. Est-ce de l’ennui ? Est-ce de la nostalgie ? Il veut revoir son village. Il appelle la fée. Elle arrive, toujours aussi souriante. Il lui explique son souhait. Elle essaie de le dissuader, cette fois c’est un aller sans retour. Rien n’y fait, il veut rentrer, il veut revoir là où il est né. Alors la fée lui confie un cheval tout blanc avec une longue queue qui flotte au vent. Mais elle lui recommande de n’en descendre sous aucun prétexte.

Quand l’homme arrive là où c’était chez lui, il ne reconnait rien. A la place de son village il trouve une immense ville qui grouille et l’étourdit. De drôles de machines métalliques passent dans tous les sens. Il a du bruit plein les oreilles, des lumières plein les yeux. Il essaie d’expliquer à des gens qu’il a vécu là il y a plus de mille cinq cents ans. Mais les gens ne parlent plus vraiment la même langue que lui, ils ne le comprennent pas. Ils le prennent pour un fou. Alors l’homme s’enfuit en galopant sur son cheval tout blanc avec une longue queue qui flotte au vent.

Il galope le jour, il galope la nuit. Il passe près d’un lavoir. Il est surpris de voir une femme éclairée par la lune, un drap blanc dans ses mains. La lavandière de nuit lui fait signe de s’arrêter. Elle lui demande de venir l’aider à essorer son drap, elle ne peut le faire toute seule. Il descend de son cheval. Il a oublié la recommandation de la fée ! A peine il a fini d’essorer le drap que la lavandière de nuit disparait comme de la brume au soleil du matin. A ce moment arrive sur le chemin une charrette qui grince. Curieux chargement : la charrette est remplie ras bord de chaussures usées. Mais pas de doute, le charretier c’est l’Ankou, le messager de la mort, le passeur d’âmes. L’homme veut s’enfuir sur son cheval tout blanc avec une longue queue qui flotte au vent, mais l’animal a disparu. Cette fois il comprend que son heure est enfin venue.

La voilà la finissante, fine farine du temps !

Résigné, mais encore curieux, l’homme se tourne vers l’Ankou :

  • Dis-moi, pourquoi toutes ces chaussures dans ta charrette ?
  • Ce sont toutes celles que j’ai usées à te chercher !

Il existe des variantes de ce conte dans de nombreux pays. D’évidence il nous redit le caractère inéluctable de la mort. La fuite dans le merveilleux de cet homme puissant, volontaire, n’y change rien, il n’échappe pas à la finitude.

La lavandière de nuit que l’on retrouve sous différents noms dans bien des croyances, est toujours liée au domaine de la mort qu’elle annonce à celui qui passe près du point d’eau où elle lave, ou à celui qui doit expier une faute. Ici, comme dans des légendes bretonnes, ne serait-ce pas son propre linceul que l’homme doit  essorer ?

Ce n’est sans doute pas un hasard que ce conte me soit venu à l’esprit en ce temps de Toussaint. En ce temps de Samain aussi qui correspondait chez les Celtes au début de l’année et de la saison sombre. C’est une fête de transition, de passage. Au moment de l’endormissement de la nature, les âmes des vivants peuvent se relier avec celles des morts.

01/06/20 : Voleurs comme Pierre, Paul, Jacques

(d’après un conte de Léon Tolstoï et avec la complicité involontaire du chanteur Luc Romann)

C’était quelque part, dans un temps d’avant, quand les ours fumaient la pipe, les chats causaient anglais et les poules avaient des dents. C’est précisément dans ce lieu, dans ce temps-là exactement, qu’il était une fois, une fois il était, un paysan avare et voleur par méchanceté. Il prend, il entasse, il remplit les tiroirs, les armoires, son bas de laine, sa bedaine. C’est un gars qui vend son lait coupé d’eau, qui plombe ses sacs pour augmenter le poids du blé, qu’arrive même à refiler onze œufs à la douzaine.

Un jour, il part à la foire vendre un âne et une chèvre, un grelot attaché au cou de la biquette. Sur le même chemin traînent Pierre, Paul, Jacques. Les trois compères sont toujours en quête de quelque tour à jouer, puis toujours prompts après à raconter leurs exploits au cabaret. Eux, ce sont des voleurs pour s’amuser. Pierre, Paul, Jacques aperçoivent le paysan qu’ils ne portent pas dans leur cœur. Pierre dit :

  • Je suis capable de lui voler sa chèvre à ce grippe-sou !

Paul répond :

  • Et moi, après, je lui volerai son âne à ce rapia !

Jacques, qui ne veut pas être de reste, lance le défi :

  • Ben moi, je lui volerai tous ses vêtements à ce grigou.

Pierre a déjà volé les bretelles d’un bretellier, la querelle d’un querellier, la pucelle d’un pucellier.

A un moment, Pierre constate que le paysan marche à distance en avant de ses bêtes, sans se retourner. A un détour du chemin, il s’approche en douce de la chèvre, enlève le grelot qu’il attache à la queue de l’âne, et emmène la biquette. Quand le paysan se retourne, il ne voit plus sa chèvre. Il se met aussitôt à sa recherche.

Paul a déjà volé la devise d’un devisier, la sottise d’un sottisier, la promise d’un promisier.

Quand Paul voit que le paysan cherche sa chèvre, il s’en approche et lui demande ce qui lui arrive. Le paysan lui explique. Paul s’exclame :

  • Je l’ai vu ta chèvre, y a pas longtemps. Un homme passait par le bois avec ta bête, tu peux le rattraper.

Le paysan laisse l’âne à Paul pour partir à la recherche de la chèvre. Et Paul fiche le camp avec l’âne ! Au bout d’un moment, le paysan revient, bredouille bien sûr, et constate que son âne a disparu à son tour. Tout perdu, il continue à marcher droit devant lui.

Jacques a déjà volé les injures d’un injurier, la ceinture d’un ceinturier, la future d’un futurier.

Le paysan trouve Jacques en pleurs au bord d’un étang. Il lui demande ce qui lui arrive. Jacques explique qu’on l’a chargé de porter à la ville une sacoche pleine d’or, qu’il s’est endormi près de l’étang et que, pendant son sommeil, la sacoche est tombée à l’eau. Le paysan lui demande pourquoi il ne se met pas à l’eau pour la récupérer.

  • Je crains l’eau et je ne sais pas nager. Mais je donnerais bien vingt pièces d’or à celui qui me rapportera la sacoche.

Le paysan se dit qu’il a un bon coup à jouer. Les vingt pièces d’or valent bien plus que la chèvre et l’âne. Il se déshabille, descend dans l’étang et met la tête sous l’eau pour rechercher la sacoche. Evidemment, il ne trouve rien du tout. Quand il retourne sur la berge, ses habits ont disparu, et Jacques aussi !

Normalement, pour finir l’histoire, je raconte le retour triomphal au cabaret de Pierre, Paul, Jacques, tout émoustillés de leurs bons coups. Oui, mais je suis obligé de m’arrêter là car le final du finalier, ils l’ont volé !

Au départ, il y a un conte de Léon Tolstoï lui-même. En plus, j’aime bien la chanson de Luc Romann « Le voleur ». Voilà qu’il en ressort une petite facétie sans prétention qu’il faut raconter avec gouaille et gourmandise de mots.

A malin, malin et demi ! Alors quand ils s’y mettent à trois… Bon, au diable la morale de l’histoire, on peut s’amuser un peu !…

01/06/20 : Le lion et le perroquet

(d’après un conte traditionnel rapporté par Sara Cone Bryant)

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme zanimaux.

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme ?…

Zanimaux !

Au-delà de sept fois sept pays, mais de ce côté-ci de la mer des Prodiges, il était une fois, une fois il était, un perroquet bavard comme un perroquet. Il est très copain avec un lion à la crinière soleil. Tous les deux sont très gourmands. Ils ont prévu de s’inviter chacun leur tour à manger. Le lion commence. Comme il est également très avare, il ne met sur la table qu’un morceau de poisson et un biscuit. Le perroquet est trop poli pour se plaindre mais il n’est vraiment pas content !

Quand c’est son tour d’inviter, le lion, lui, prépare un bon repas. Il fait des grillades, il cueille plein de fruits sucrés et cuit 100 petits gâteaux ronds au beurre. Il met 98 petits gâteaux ronds au beurre devant le lion et n’en garde que 2 pour lui.

Le lion mange tout, tout. Après le 98ème petit gâteau rond au beurre, il regarde le perroquet : « J’ai les crocs, t’as rien d’autre ? ». Le perroquet lui donne alors ses 2 petits gâteaux ronds au beurre. Le lion les avale : « Et quoi d’autre encore ? ». Le perroquet commence à se fâcher : « Y a plus rien de rien ! ». Alors le lion regarde le perroquet, il penche la tête de côté, se lèche les babines et slip, slop, gobe, gobé, il bouffe le perroquet !

Puis il descend dans la rue. Il rencontre un fermier qui conduit son âne attelé à une charrette. Le fermier est attentif au lion : « Attention, je suis pressé ». « Quoi, attention ? J’ai mangé 100 petits gâteaux ronds au beurre, mon ami le perroquet ! ». Il regarde le fermier, il penche la tête de côté, se lèche les babines et slip, slop, gobe, gobé, il bouffe le fermier, l’âne et la charrette !

Le lion continue son chemin. Il rencontre la noce du roi. Le roi et sa jeune femme, jolie comme un cœur, marchent devant. Derrière : la famille, la suite, les soldats armés jusqu’aux dents et quantité d’éléphants alignés deux par deux. Le roi est attentif au lion : « Attention, mes éléphants pourraient te marcher sur la patte ». « Quoi, attention ? J’ai mangé 100 petits gâteaux ronds au beurre, mon ami le perroquet, le fermier, l’âne, la charrette ! ». Il regarde le roi, penche la tête de côté, se lèche les babines et slip, slop, gobe, gobé, il bouffe le roi, la reine, la famille, la suite, les soldats, les éléphants !

Là, le lion se sent un peu ballonné, il décide d’aller faire une sieste sur la plage. Il rencontre 3 crabes : « Fais attention à nous ». « Quoi, attention ? J’ai mangé 100 petits gâteaux ronds au beurre, mon ami le perroquet, le fermier, l’âne, la charrette, le roi, la reine, la famille, la suite, les soldats, les éléphants ! ». Il regarde les crabes, il penche la tête de côté, se lèche les babines et slip, slop, gobe, gobé, il bouffe les trois crabes !

Les trois crabes descendent, descendent, descendent tout en bas dans la bedaine du lion. Il fait tout noir ! Quand leurs yeux commencent à s’habituer à l’obscurité, ils constatent qu’il y a du monde là-dedans ! Ils ont l’air triste ! Ils reconnaissent le roi assis dans un coin avec la reine mignonne à croquer, qui pleure dans ses bras. Il y a aussi la famille, la suite, les soldats armés jusqu’aux dents et les éléphants qui essaient de s’aligner par deux mais qui n’arrivent pas parce qu’il n’y a pas assez de place. Plus loin ils aperçoivent le fermier qui tient les brancards avec son âne monté dans la charrette. A côté, le perroquet est perché sur une pile de petits gâteaux ronds au beurre qui menace de s’écrouler.

Les crabes se font un clin d’oeil : « Mettons-nous au travail ! » Et snip-snap, snip-snap, snip-snap, ils commencent à faire un trou dans le côté du lion avec leurs pinces, snip-snap, snip-snap, snip-snap, ils l’agrandissent, snip-snap, snip-snap, snip-snap, jusqu’à ce que le trou soit assez grand. Alors les trois crabes sortent, suivis des éléphants enfin alignés deux par deux, des soldats, de la suite, de la famille, de la reine, du roi, de la charrette que tire l’âne conduit par le fermier et du perroquet avec un petit gâteau rond au beurre dans chaque patte : « Ben oui, j’en voulais deux ! ».

Le lion rentre chez lui, le ventre vide, la tête basse, en couinant, en pignant. Le perroquet bavard comme un perroquet, a entendu dire que sa lionne a passé toute une journée à recoudre le trou dans son côté, aïe, ouïe, et que, depuis ces événements, la crinière du lion est toute dépenaillée. Moi je sais pas mais si c’est vrai mais ce qui est sûr c’est que, depuis, on n’a plus jamais entendu parler de ce lion-là !

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme zanimaux.

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme ?

Zanimaux !

Ce conte est inspiré de celui rapporté par Sara Cone Bryant « Le chat et le perroquet » dans son livre « Comment raconter des histoires à nos enfants ». Quelle merveille que ce livre paru en 1905 ! Sara Cone Bryant a puisé dans son expérience de conteuse pour donner aux éducateurs des conseils pratiques sur l’art de conter. Elle y présente un répertoire adapté aux plus petits, mettant l’accent sur l’importance de la transmission orale des contes, dont les valeurs éducatives et esthétiques lui semblent contribuer au développement de l’enfant.

Le langage de Sara Cone Bryant n’est bien sûr pas celui d’aujourd’hui. Cependant, beaucoup de ses observations sont transposables. J’utilise son travail et des extraits de son livre quand j’anime des stages d’initiation à l’art de conter avec des agents territoriaux.

Le lion et le perroquet est pour moi un conte compagnon, j’adore le raconter avec ses absurdités, ses répétitions, ses « randonnées » (comme disent les conteurs) accumulatives : que du plaisir !

01/04/20 : La grotte des korrigans

(d’après un conte traditionnel de la Presqu’île guérandaise)

Il était une fois, une fois il était, Yannig Le Gall du Bourg de Batz. Il est paludier dans les marais salants, au beau temps il récolte le sel. Mais en cet hiver pluvieux, venteux, Yannig n’a pas grand-chose à faire. Et sa femme, Annaïg, a du souci en elle car elle n’a plus rien à donner à manger à leurs cinq enfants. Alors Yannig s’en va pêcher en mer comme appris de son père. Ainsi il peut rapporter du poisson à la maison.

Ce jour-là, Yannig est en mer quand une tempête se lève. Bientôt il aperçoit une barque ballotée par les flots. Il s’en approche. Il est surpris de trouver dans cette barque une pauvre vieille trempée guenée, frigorifiée, en grand danger d’être emportée par les flots déchaînés.

  • Oh-là grand-mère, je vas te prendre dedans ma barque et nous allons rentrer bien vite au Bourg de Batz.

C’est ce qu’ils font. Comme Yannig est bon marin, avec des épaules larges pour affronter le vent, les voilà bientôt rentrés au port. Yannig invite la pauvre vieille à le suivre dans sa maison pour se sécher, se réchauffer. Sans poser de questions, Annaïg recharge la cheminée et bientôt un grand feu clair réchauffe la vieille. Quand la soupe est prête, elle est servie de même avec un bol rempli d’un tour de pain arrosé de bouillon bien chaud. Les cinq enfants entourent la vieille dont les yeux pétillent comme une pincée de sel jetée dans le feu. Yannig et sa femme tirent une paillasse devant la cheminée :

  • Par un temps pareil, tu vas pas repartir grand-mère, tu peux dormir ici.

C’est ce qu’elle fait, après que les cinq enfants l’ont bisée avant d’aller se coucher.

Le lendemain, de bonne heure, la vieille femme est levée, elle dit à Yannig :

  • Je vas partir à m’en aller mais avant je veux te récompenser pour la bonté de ta famille, écoute-moi bien ! Sous la pierre de la cheminée, tu trouveras une clé et un anneau. La clé ouvre la dalle de rocher qui ferme le dolmen appelé Toull ar Gorriganed, le Trou des Korrigans. Il suffit de poser cette clé sur la dalle en disant « Digor da zigor ». Quant à l’anneau, en le glissant à ton doigt tu deviens invisible. Avec ça, tu vas pouvoir profiter du trésor des korrigans qui se trouve sous le dolmen. Enfin, voici une bougie pour t’éclairer. Mais malheur à toi si elle s’éteint avant de sortir, tu perdrais tout et tu redeviendrais visible. Merci grand, kenavo !

Yannig est surpris de constater que la pierre du foyer de la cheminée se soulève facilement. Dessous, il trouve la clé et l’anneau !

Dès la nuit suivante, Yannig se rend au dolmen de Toull ar Gorriganed. Il pose la clé sur la dalle de rocher en disant : « Digor da zigor ». La dalle s’ouvre ! Il aperçoit un escalier qui s’enfonce devant lui. Il allume la bougie et descend longtemps, longtemps, longtemps, jusqu’à l’entrée d’une large grotte. Il glisse l’anneau à son doigt et devient invisible. En s’avançant, il découvre tout un peuple de korrigans avec des bonnets rayés dessus leur tête qui vaquent à leurs occupations. Au fond, le roi des korrigans couvert d’un manteau rouge, une couronne d’or sur la tête, siège sur son trône décoré de diamants. A côté, un autre trône pareillement décoré, vide. Dans un coin de la grotte, Yannig aperçoit un monceau d’or, d’argent, de pierres précieuses : le trésor des korrigans ! Il s’avance dans la grotte. Grâce à l’anneau, personne ne le voit. Il va jusqu’au trésor remplir le grand sac qu’il a pris avec lui. Puis il remonte l’escalier alourdi par sa charge, essoufflé. Il arrive dans le dolmen et pose son sac parterre. Oh mais il se dit qu’il reste un bout de nuit et qu’il a le temps d’y retourner pour remplir ses poches et son chapeau. C’est ce qu’il fait. Comme il a toujours l’anneau au doigt, aucun korrigan ne se rend compte qu’il est là. Enfin, il commence à remonter l’escalier. Mais juste à ce moment-là, la bougie toute consumée s’éteint. Cette fois, les korrigans le voient. Tout un groupe de korrigans lui saute dessus, agrippe ses vêtements, pogne ses cheveux, tirent les jambes. On l’amène jusqu’au roi :

  • Ainsi tu nous voles, moi et mon peuple !
  • A mort, à mort, à mort, crient les korrigans !

Le roi demande silence :

  • Tu voulais de l’or ? Tu vas en avoir ! Nous allons t’ensevelir sous un tas d’or jusqu’ à ce que tu étouffes !

A ce moment, on entend ragaler dans le fond, une vieille femme arrive dans la grotte :

  • Qu’est-ce qui se passe ici ?

Mais… Yannig la connaît, c’est la vieille qu’il a recueillie chez lui ! Voilà qu’elle se transforme, elle rapetisse, elle rajeunit, ses vieux habits dépenaillés deviennent une jolie robe de soie. Tous les korrigans s’inclinent devant elle. Elle va s’asseoir sur le trône à côté du roi. C’est la reine des korrigans !

  • Yannig Le Gall, tu n’as pas tenu compte de mes recommandations, tu t’es laissé étourdir par toutes ces richesses. Maintenant dans tes poches et ton chapeau de même que dans ton sac là-haut, tu ne trouveras que des coquillages. Malgré tout, je n’oublie pas ce que tu as fait pour moi. Un géant malfaisant, jaloux, m’avait jeté un mauvais sort et m’avait transformée en cette vieille toute fripée, toute ridée. Il m’avait poussée dans une pauvre barque et fait se lever une épouvantable tempête. Toi tu m’as sauvée, ta famille m’a accueillie, m’a réchauffée. Alors je t’offre ce plat d’abondance. Trois fois par jour il se remplira d’abondantes et saines nourritures pour toute ta maisonnée, jamais vous ne manquerez. Oui, prends ce plat d’abondance, c’est pour toi ! Maintenant tu peux t’en aller Yannig Le Gall, je n’oublie rien. Merci grand, kenavo.

Je suis très sensible à ce conte de La Presqu’île guérandaise, région où j’ai vécu quelques années au milieu des marais salants. Le conte a fait l’objet de très nombreuses versions. Je me suis inspiré notamment de celle de Jean Markale et de celle de Yann Brékilien. Je ne me retrouve pas dans les versions d’auteurs locaux de La Presqu’île, notamment ceux qui ont pris un parti très écrit, « à rallonge ». Je ne me retrouve pas non plus dans une approche  qui cherche la mise en valeur d’une dimension quasi exotique pour touristes d’une région très fréquentée. Bref, j’aime raconter ce conte avec son symbolique plat d’abondance,  j’aime ce qu’il nous dit à nous autres humains, korriganesquement humains.

01/04/20 : Le petit cheval blanc de Suho

(d’après un conte traditionnel mongol)

Il était une fois, une fois il était, il y a un long temps, Suho, un jeune berger dans l’immense steppe de Mongolie où la nature s’étend à perte de vue. Il n’a plus ses parents et vit dans une yourte avec sa grand-mère. Suho est très fier des bottes en cuir fourrées de feutre épais qu’a cousues pour lui sa grand-mère malgré ses mains qui tremblent un peu. Il travaille dur dès le lever du soleil, il part garder son troupeau de moutons qui cherche de l’herbe dans la vaste plaine. Il aime aussi bricoler de ses mains, fabriquer des outils en bois.

Suho qui a une très belle voix, aime chanter. Il chante quand il est seul pour se tenir compagnie. Quand ils se retrouvent, les autres bergers lui demandent aussi de chanter. La steppe résonne de sa voix mélodieuse.

Un soir, alors que le soleil a déjà disparu derrière les lointaines montagnes, la grand-mère s’inquiète : Suho n’est pas rentré ! Enfin elle entend des pas, elle sort de la yourte. Elle aperçoit, éclairé par la lune, son petit-fils qui arrive portant dans ses bras une forme blanche. C’est un poulain blanc, tout juste né, avec deux étoiles marron sur le front. Il explique :

  • Grand-mère, j’ai découvert ce petit poulain sur le chemin du retour. Je n’ai trouvé personne autour, même pas sa mère. Je me suis dit que si je le laissais seul dans la nuit, il serait dévoré par les loups. Alors je l’ai pris avec moi.

Suho prend grand soin de son poulain, jour après jour, mois après mois. Il le nourrit, il le caresse, il chante pour lui. Si bien qu’il devient un beau cheval fringant, blanc comme neige, tout le monde l’admire. On l’appelle Tchagan-Morin, ce qui veut dire simplement Cheval Blanc. Chaque jour avec Suho sur son dos, Tchagan-Morin galope sous le soleil, la neige ou le vent dans la steppe. Ils sont des amis inséparables.

Un jour, les autres bergers rapportent que le seigneur de la ville qui organise la course annuelle de chevaux, a promis cette fois la main de sa fille en récompense au vainqueur. Ils encouragent Suho à participer à la course. Lui ne veut pas. Mais les bergers insistent :

  • Vas-y, avec Tchagan-Morin tu as toutes tes chances !

Suho finit par se laisser convaincre. Il met son costume traditionnel, garde les bottes cousues par sa grand-mère, et part vers le lieu de la course. De nombreux concurrents sont rassemblés avec des chevaux magnifiques et puissants. Le seigneur vêtu d’un riche costume de soie, se lève et donne le signal. Suho prend un mauvais départ. Petit à petit Tchagan Morin remonte ses concurrents. A mi-course il rattrape les premiers, puis le voilà devant. Chagan-Morin monté par Suho gagne la course ! Ils vont se présenter au seigneur. Mais quand le seigneur voit que Suho n’est qu’un simple berger, il oublie sa promesse de donner sa fille en mariage au vainqueur. Il jette trois pièces d’or à Suho en lui criant :

  • Maintenant laisse-moi ton cheval et dégage !

Furieux, Suho répond :

  • Je suis venu pour faire la course, pas pour vendre mon cheval !
  • Quoi, tu oses me manquer de respect, toi pauvre berger. Qu’on le fouette !

Les gardes saisissent Suho et le fouettent sur le champ jusqu’à ce que, le dos en sang, il perde connaissance. Et le seigneur garde Tchagan-Morin.

Un berger qui connait bien Suho lui porte secours et le ramène à sa yourte. Pendant des jours et des nuits sa grand-mère le soigne avec des crèmes et des plantes. Grâce à ses bons soins, Suho se remet des blessures de son corps. Mais il ne se remet pas d’une autre blessure, plus profonde, celle d’avoir perdu son ami Tchagan-Morin. Il pense tout le temps à lui, s’inquiète pour lui, il chante pour lui.

Le seigneur garde Tchagan-Morin enfermé dans ses écuries. Un jour il fait rassembler de nombreux invités à un banquet. Très fier de son magnifique cheval blanc, il demande qu’on le sorte des écuries pour le montrer à ses invités. Pour faire le fier, il monte sur le dos de Tchagan-Morin qui se cabre brusquement. Le seigneur tombe et, enfin libre, Tchagan-Morin s’échappe, sa crinière flottant dans le vent. Honteux, furieux, le seigneur tout couvert de poussière hurle :

  • Ne le laissez pas s’échapper, tuez-le !

Les gardes bandent leur arc et décochent une volée de flèche. Les flèches sifflent dans l’air et se plantent les unes après les autres dans le dos de Tchagan-Morin. Bien que gravement blessé, le cheval blanc échappe à ses poursuivants.

Le soir, Suho entend un galop lointain au-delà de la yourte. Il sort et aperçoit, traversant la nuit, la masse claire d’un cheval : c’est Tchagan-Morin ! Plus il approche, plus Suho aperçoit la sueur, les flèches, le sang. Galopant, galopant, galopant, son cheval blanc est revenu. Suho surmonte son chagrin et serre les dents pour retirer une à une les flèches. Le sang coule à flot des blessures. Suho implore Tchagan-Morin de ne pas mourir, de ne pas mourir. Mais le cheval tremble, à bout de force, à bout de souffle de vie. La lumière s’éteint dans ses yeux. Suho pleure en lui parlant doucement, en caressant ses naseaux. Il chante pour lui. Mais bientôt son ami meurt.

Le chagrin ne quitte plus Suho. Il ne dort plus. Une nuit, dans un demi-sommeil, il voit Tchagan-Morin en rêve. Il lui caresse les naseaux. Mais voilà que son cheval lui parle :

  • Ne sois pas si triste Suho ! Avec mes os, mon cuir, mes tendons et mes crins, tu vas fabriquer un instrument de musique qui accompagnera ta voix sous les yourtes de Mongolie, qui accompagnera la chanson du vent dans les steppes de ton pays. Grâce à cet instrument, je serai toujours auprès de toi.

Aussitôt Suho se lève et se met au travail. Comme Tchagan-Morin lui a montré dans son rêve, il assemble les os, le cuir, les tendons, les crins de son ami le cheval blanc. Il crée un nouvel instrument de musique, c’est le morin-khuur, ce qui veut dire « la viole à tête de cheval ». Il frotte délicatement les deux cordes qui vibrent d’un son grave et puissant. Alors le sol se couvre d’un tapis frissonnant de petites fleurs argentées qui dansent délicatement dans le vent de l’été.

Maintenant, Suho emporte partout avec lui son instrument de musique. Chaque fois qu’il en joue, il pense à la peine d’être séparé de son ami Tchagan-Morin. Chaque fois qu’il en joue, il pense à la joie d’avoir couru les steppes sur son dos. Son morin-khuur joue une musique qui remue le cœur de tous ceux qui l’entendent.

Depuis, en Mongolie, quand descend le soir, les éleveurs des steppes se rassemblent autour d’un chanteur-musicien qui joue du morin-khuur, cette viole dont le bout du manche est toujours une magnifique tête de cheval sculptée. Ils oublient leur fatigue et leur peine en écoutant cette musique libre et fidèle. Ils chantent en mémoire de Tchagan-Morin et de Suho, ce que n’entendront jamais les tyrans : la légende d’un magnifique cheval blanc au front bordé d’étoiles, galopant dans les steppes, la crinière au vent.

Maintenant je dois me taire, que la musique des mots reste dans votre cœur.

Cet instrument de musique, le morin khuur, est un symbole de la nation mongole. Son nom veut dire « vièle à tête de cheval ». On dit que le son qu’il émet est « chaleureux et sans contrainte, tout comme le cheval mongol sauvage qui hennit, ou comme une brise dans les prairies. » Cet instrument populaire en Mongolie est un violon de forme carré avec un long manche droit puis recourbé à l’extrémité qui de termine par une sculpture de tête de cheval.

Je trouve que ce conte nous parle aussi du deuil. D’une façon générale, le deuil est le chemin intérieur qui, après une phase de chagrin, de sentiment de perte, de souffrance, permet de surmonter un événement critique de la vie, souvent la mort d’un être cher. Pour moi, pour tout ce qu’elle évoque, cette histoire est une histoire d’importance.

01/03/20 : Les meules aux caractères étranges

(d’après un conte traditionnel)

Il était une fois, une fois il était, dans un temps où l’on commençait tout juste à compter le temps, un peuple d’hommes qui deviennent puissants sur la terre. Lors des fêtes de Beltaine ou de Samain, ils célèbrent des joies violentes ou des peines obscures. L’un d’eux, nommé Dagan, gouverne tout le pays, du rivage de la grande forêt jusqu’à la lisière de la mer. Il traîne avec lui des fureurs jamais éteintes.

Un jour on découvre près de la capitale de Dagan deux énormes meules de pierre, si lourdes qu’aucun homme ne peut les faire tourner. Dagan appelle ses conseillers :

– Allez examiner ces meules et dites-moi à quoi elles peuvent bien servir !

Les conseillers examinent les meules et déchiffrent les caractères étranges gravés dessus. Ils reviennent trouver le roi :

– Ces meules sont très précieuses en vérité car elles peuvent moudre tout ce que leur propriétaire désire.

Le roi Dagan est très avide :

– Parcourez tout le pays s’il le faut mais trouvez des serviteurs assez forts pour faire tourner ces meules aux caractères étranges !

Au bout d’une pleine saison, les conseillers amènent enfin deux servantes, grandes et belles qui, étrangement, peuvent facilement faire tourner les meules. Dès que Dagan voit les servantes, sans même les laisser se reposer, boire ou manger, il commande :

– Il vous faut moudre de l’or et de la prospérité !

Les servantes se mettent à tourner les meules aux caractères étranges en chantant mélopées et lamentations. Plus tard, Dagan vient voir comment marche le travail. Les servantes se sont arrêtées un peu pour souffler. Alors il ordonne, avec des paroles de dure colère :

– Reprenez le travail, vous n’arrêterez que lorsque les hirondelles auront quitté le pays !

Or, comme on est au printemps, les hirondelles vont continuer de voler au-dessus des jours pour un long temps. Le cœur des servantes grandes et belles est rempli de rancœur. Elles chantent plus fort mélopées et lamentations. Elles demandent aux meules aux caractères étranges de moudre de la misère et des guerres. Alors le roi Dagan frissonne de la tête aux pieds car il entend se lever la rumeur puis le fracas d’une troupe nombreuse de guerriers venant de la mer. Sorti de l’onde, tout un monde qui gronde. Le roi de mer tue Dagan et pille la cité. Il fait main basse sur l’or et le bronze, égorge les troupeaux pour la viande, rassemble les tonneaux. Il charge le tout sur son vaisseau. Il prend aussi les servantes grandes et belles et les meules aux caractères étranges car on lui en a livré le secret. Enfin, le roi de mer repart sur l’immensité. Comme on manque de sel pour saler toute la viande du pillage, le roi commande aux servantes :

– Il vous faut moudre du sel avec les meules !

Au bout d’un moment elles s’arrêtent un peu pour souffler. Alors le roi de mer ordonne, avec des paroles de dure colère :

– Reprenez le travail !

Le cœur des servantes grandes et belles est rempli de rancœur. Elles chantent plus fort mélopées et lamentations. Elles demandent aux meules de moudre toujours plus de sel et sans cesse. Bientôt le sel remplit la cale, couvre le pont, s’accumule, s’accumule, s’élève jusqu’en haut du grand mât. Et bientôt le vaisseau s’enfonce jusqu’au fond de la mer. Jusqu’au fond de la mer, vaisseau, guerriers, roi, servantes et meules sont engloutis à jamais.

Au milieu de l’océan si grand, un vaste tourbillon sous-marin envoie le sel toujours et sans cesse du nord au levant, du sud au couchant. Quand ils naviguent dessus la mer immense, les marins entendent tant de bruits étranges. Ce sont les meules qui grincent, grattent et griffent. Certains rapportent même qu’ils ont entendu, sorties de l’onde, mélopées et lamentations.

Il existe de nombreux contes d’explication dits « étiologiques ». Ce sont des histoires qui apportent une explication imagée à une situation, à un phénomène dont on ne maîtrise pas l’origine ou qui échappe à la compréhension d’une époque. « Pourquoi la mer est salée » a fait l’objet de nombreux contes à travers le monde. J’ai déjà partagé dans « Le conte du mois » d’avril 2018 un conte d’une toute autre origine (toujours accessible sur ce site) pour cette explication : « Le moulin magique ». J’adore le raconter et je suis émerveillé à chaque fois combien « ça marche » avec les petits embarqués par le merveilleux. Mais aussi avec les grands qui sont séduits par les ressorts de l’histoire et acceptent bien volontiers l’explication clin d’œil à laquelle ils sourient pour confirmer qu’ils ne sont pas dupes. Le plaisir prend le dessus sur la vérité des choses qu’ils connaissent bien, eux.

01/02/20 : Une faim de loup

(Conte traditionnel africain)

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme zanimaux.

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme ?… Zanimaux !

Les contes ne sont pas faits pour être crus, ils sont faits pour être mangés tout crus ! Vous allez voir…

Il était une fois, une fois il était, une terrible famine qui sévit dans tout le pays. Les animaux sont si maigres que leurs deux flancs se touchent en dedans, la tripe desséchée, le boyau retourné. Vraiment, ils n’ont plus que la peau sur les os. Le loup est dans cet état, ce matin-là, il cherche un cadavre à roucher à défaut de viande fraîche. Il rencontre un aigle gros et gras, bien dodu, de la tête jusqu’au cul.

  • Aigle, comment se fait-il que tu sois gros et gras, bien dodu, comme j’en n’ai jamais vu ?
  • Loup, ventre affamé n’a pas d’oreille, alors je t’invite d’abord à partager le chevreuil que j’ai tué derrière le buisson, après je t’expliquerai.

Le loup ne se fait pas prier, il court au festin et dévore à belles dents. Rassasié, il revient vers l’aigle :

  • Peux-tu me laisser les restes pour mes enfants, ils n’ont rien mangé depuis des semaines ?
  • Comment tes enfants peuvent-ils rester aussi longtemps sans manger, où sont-ils ?
  • Là-bas, dans le creux des rochers.

D’un coup d’ailes, l’aigle arrive aux rochers :

  • Petits loups, venez, j’ai à manger pour vous.

Les louveteaux accourent et se régalent du restant du chevreuil. Maintenant, l’aigle explique :

  • Je suis associé avec le renard. Il rabat un lièvre ou un chevreuil vers le pied de la falaise. Moi je me perche en haut de la falaise et quand la proie passe, je fonce dessus, ailes déployées. Je la frappe de toutes mes forces et je l’assomme. Alors je lui crève les yeux avec mes serres acérées, je lui ouvre le ventre avec mon bec pointu, je plonge ma tête dans les boyaux et je les bouffe tout chauds, hummm ! Je me régale en premier, je mange tout mon content puis je laisse le reste au renard. D’ailleurs, en ce moment le renard est un peu fatigué, pas très efficace. Si tu veux bien le remplacer, loup, pour rabattre les proies, tu pourras manger à ta faim et nourrir ta famille.

Le loup accepte bien volontiers. Mais l’aigle précise :

  • Ta famille est grande, il va nous falloir viser de grosses proies, un sanglier par exemple. Le problème c’est que, quand je frappe un gros animal, je reste étourdi un petit moment. Il faut alors que tu arrives très vite et que tu me ranimes en me frottant le bec. Est-ce que je peux compter sur toi, loup ?
  • Tu peux compter sur moi !

Dès le lendemain, le loup réussit à pousser un sanglier vers la falaise. L’aigle fonce dessus, ailes déployées, le frappe de toutes mes forces et l’assomme mais reste étourdi sous le choc. Le loup arrive bien vite et frotte le bec de l’aigle. Celui-ci retrouve ses esprits et commence à manger le sanglier en premier. De proie en proie, la famille loup se régale et retrouve des forces. Mais, en fait, le loup n’accepte pas que ce soit l’aigle qui commence à manger en premier, il trouve ça humiliant. C’est quand même à lui, le loup, d’être premier en tout ! Un jour il décide de se passer des services de l’aigle. L’attaque suivante, l’aigle reste à nouveau étourdi après avoir foncé sur un sanglier. Le loup ne lui frotte pas le bec, non, il dévore l’aigle gros et gras, bien dodu, de la tête jusqu’au cul. Puis il se gave du sanglier.

Oui, mais au bout de quelques jours la faim revient, plus rien à manger ! Les louveteaux s’inquiètent :

  • Où est l’aigle si généreux qui nous nourrissait ? Où sont nos bons repas ? Nous avons faim !

Le loup grogne :

  • L’aigle se servait toujours le premier, c’est humiliant. Ce prétentieux voulait que je dépende de lui, je l’ai dévoré !
  • Mais si le gentil aigle n’est plus là, qui va nous aider pour chasser ?

Oh, moi j’ai compris la stratégie de l’aigle, je ferai mieux que lui, j’attaquerai de plus grosses bêtes. Le loup monte en haut de la falaise et attend le passage d’une proie. Un cerf vient à passer. Le loup saute du haut de la falaise, vummmm, et s’écrase par terre, cassé, déglingué, tout foutu, de la tête jusqu’au cul. Mais voilà que le renard passe par là. Il trouve le loup raide mort et s’en fait un bon déjeuner !

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme zanimaux.

Zanimaux comme zhommes, zhommes comme ?… zanimaux !

Allez, je reviens à la série « Zanimaux comme zhommes ». Les contes d’animaux, de quelque continent qu’ils soient, sont souvent comme des fables. J’y ai ajouté un peu de truculence, juste pour le plaisir. Les enfants adorent. Mais ça marche aussi avec les grands ! A l’expérience je me suis rendu compte que des contes que je croyais pour les plus jeunes peuvent embarquer aussi des plus grands. La réciproque n’est pas toujours vraie. Il est des contes un peu plus complexes pas toujours accessibles aux plus petiots. Certains cependant semblent alors se contenter de « la musique » du conte portée par la voix du conteur.

01/01/20 : Le cheval de pierre

(d’après un conte traditionnel chinois)

Il était une fois, une fois il était, un immense royaume très loin vers les rives du soleil levant. Au fin fond de cet immense royaume de plaines vertes et de déserts hostiles, s’élève une chaîne de montagnes si hautes qu’elles semblent percer le ciel. On ne peut quasiment pas accéder à cette région sauvage. Certains disent que des génies, des esprits, aiment s’y installer pour se cacher du monde.

C’est dans une étroite vallée de ces montagnes farouches que se niche, juste au pied d’une falaise, la petite ville de Dzalad. Il est très difficile d’arriver à Dzalad, il faut vraiment connaître. Seul y conduit un étroit sentier qui grimpe, qui tourne et vire, avec d’un côté d’énormes rochers en surplomb et de l’autre côté des ravins abrupts et profonds. Pas question d’y faire passer des charrettes ou même des carrioles légères, on n’accède  à Dzalad qu’à pied ou à cheval. Les habitants de cette ville ne voient quasiment personne venir jusque chez eux : trop difficile ! Le climat de la montagne est rude, le froid et le vent s’y invitent plus qu’à leur tour. Pourtant les gens ne s’y sentent ni pauvres ni malheureux. Ils travaillent des coins de terre en terrasses gagnées sur la montagne et les troupeaux profitent des libres pâturages.

Mais ce à quoi tiennent par-dessus tout les habitants de Dzalad, ce dont ils sont les plus fiers, c’est le grand cheval de pierre qui se tient tout en haut de la falaise au-dessus de leur ville. Est-ce que ce sont le froid et le vent qui l’ont sculpté ? Est-ce que ce sont de lointains ancêtres ? Personne ne le sait. Lorsqu’un étranger approche de la ville, on dirait que le grand cheval de pierre l’observe. S’il pousse un hennissement joyeux, l’étranger peut continuer son chemin et rentrer dans la ville. Mais si le visiteur semble mal intentionné, son cheval ploie soudain les genoux avant et reste figé, comme pétrifié. Et pas moyen de le faire bouger, même à coups de cravache. Seul l’ordre clair de faire demi-tour redonne vie à l’animal et le voyageur n’a plus qu’à repartir d’où il est venu. Depuis longtemps les fonctionnaires du royaume n’essaient plus de venir à Dzalad imposer leurs règlements. De même, les collecteurs d’impôts n’y prélèvent plus de taxes. Ainsi, le peu que les habitants arrivent à mettre de côté les aident à mieux vivre plutôt que d’aller remplir les caisses du roi.

Suite aux habituels jeux de soutien et de trahison des gens de pouvoir, il arrive un jour que le roi est renversé par un de ses généraux. Le nouveau roi est pire encore que celui dont il a pris la place. Il ne quitte jamais sa cuirasse et ses moustaches pendantes donnent à son visage un air terrible. Il aime le luxe, fait construire des palais fastueux, dépense sans compter. Il développe une immense armée pour se lancer dans des conquêtes. Pour tout cela il lui faut toujours plus d’argent : il crée de nouveaux impôts, et des taxes, et des contributions ! Il fait vérifier par ses ministres les rentrées d’argent. Il finit par s’apercevoir qu’une petite ville dans les montagnes, Dzalad, ne paye rien. Il demande des explications. L’éloignement, les difficultés d’accès, rien ne justifie à ses yeux de laisser les choses en l’état. Il ordonne que les fonctionnaires de la province aillent sur place remettre les choses en ordre et même faire payer ce qui ne l’a pas été depuis des années.

Les fonctionnaires concernés se mettent en route à regret, connaissant les difficultés du voyage. De plus ils ne peuvent utiliser leurs confortables carrioles habituelles, donc ils montent à cheval. Mais, arrivés à proximité de Dzalad, à la hauteur du grand cheval de pierre, leurs montures s’agenouillent et se figent. Les fonctionnaires ne peuvent que repartir d’où ils sont venus. Au retour, ils racontent leur mésaventure au gouverneur de la province qui la transmet au roi. Celui-ci entre dans une rage épouvantable. Il exige qu’on aille descendre ce cheval de pierre qui défie son royal pouvoir et qu’on le lui apporte. Il espère en plus que le cheval de pierre devienne le gardien de son palais. Il envoie donc à Dzalad une troupe de soldats d’élite. Mais, la nuit précédant l’arrivée de cette troupe, le grand cheval de pierre disparait mystérieusement. Les habitants eux-mêmes n’en croient pas leurs yeux. Les soldats fouillent partout dans la ville, dans les champs, dans la montagne : pas de cheval de pierre ! Craignant qu’on leur coupe la tête s’ils reviennent les mains vides, ils rassemblent des bouts de rochers qui ressemblent vaguement à un cheval. Puis ils rentrent avec leur chargement au palais du roi.

Les bouts de rochers sont évidemment loin de satisfaire le roi qui, furieux, veut faire exécuter tous les soldats de l’expédition. Mais un conseiller, vêtu d’une longue robe de soie, ose s’adresser au roi :

  • Sire, n’avez-vous pas remarqué comme ces rochers ont des formes étranges, on dirait des animaux de pierre. Les montagnes autour de Dzalad sont connues pour cacher des pouvoirs magiques. On pourrait poser ces rochers devant le palais pour voir s’ils se montrent des gardiens efficaces.

Le roi trouve l’idée intéressante et demande que soit fait comme a dit le conseiller.

Quand la nuit a refermé son manteau pailleté d’étoiles, des bruits inquiétants troublent le silence, d’abord incertains puis incroyablement puissants : sifflements sinueux de serpents, râles rauques de rapaces, affolants feulements fantastiques, piaulements, meuglements, grognements, rugissements, hurlements. Cet épouvantable vacarme réveille tout le palais et le roi lui-même. Il s’inquiète auprès des gardes :

  • Sire, ce sont les pierres !
  • Faites-les taire !
  • Mais nous avons déjà essayé et, plus on s’approche, plus elles crient !
  • Alors, allez les jeter dans le grand ravin !

Mais, lorsque les gardes essaient de prendre les pierres, elles éclatent en une gerbe de braises multicolores qui retombent sur les toits du palais. En un rien de temps, tout le palais n’est plus qu’un brasier rougeoyant qui illumine la nuit de lueurs fantastiques. Le lendemain matin, le jour éclaire un immense tas de cendres dans une odeur irrespirable de fumée. Le roi commande, en hurlant, à ses généraux de rassembler son armée entière, départ pour Dzalad. Il fait seller son cheval de guerre.

Avec une telle armée, le voyage est long et compliqué. Mais enfin, après bien des efforts, l’armée royale arrive dans la vallée sauvage et découvre Dzalad, au pied de la falaise. Le roi s’engage en tête sur le sentier sinueux et dangereux. Il aperçoit bientôt le grand cheval de pierre qui est revenu à son poste tout en haut de la falaise, aussi mystérieusement qu’il en était parti. Cette vue l’exalte, il lance à ses troupes :

  • Envahissez la ville, tuez tous les habitants, brûlez tout. Puis nous capturerons ce maudit cheval pour la rapporter avec nous !

Il dégaine son épée, la brandit bien haut. Mais voilà que son fidèle et fier cheval, vaillant dans les combats les plus terribles, ploie les genoux des pattes avant et reste figé, tête basse. Tous les autres chevaux font de même, immobiles. Le roi secoue les rennes de son cheval, lui blesse les flancs à coups d’éperons, le cravache cruellement. Rien n’y fait ! Alors, fou de rage, il descend de sa pauvre monture, l’épée à la main :

  • Tremble canasson de cailloux là-haut, tu vas voir qui je suis, moi, le roi tout puissant !

Il escalade la falaise comme un fou, trébuche plusieurs fois, se relève, s’écorche. Il finit par arriver au sommet. D’un bond il est sur le dos du grand cheval de pierre, lève son épée pour le décapiter. Le grand cheval de pierre pousse un hennissement sauvage, se cabre, rue, et expédie le roi dans une chute vertigineuse jusqu’en bas de la falaise. Il s’y fracasse le crâne, s’y rompt les os. Il meurt à l’instant sans un soupir. Le général en chef va récupérer le corps du roi et ordonne la retraite. L’armée repart d’où elle est venue.

Plus aucun roi, fils de roi ou général rebelle, n’a plus jamais essayé de mettre sous sa coupe la ville de Dzalad. Ses habitants y vivent paisibles. Le peu de personnes qui parviennent jusque-là, parce qu’elles sont bien intentionnées, voient les portes s’ouvrir, les visages sourire.

Oui, ça je peux en témoigner.

J’ai trouvé ce conte chez Bernard Chèze. Comme d’habitude, je me le suis approprié, je l’ai même un peu resserré. Chez moi, il propose plein d’évocations, suscite des images, crée des paysages. C’est donc vraiment un conte ! J’aime beaucoup le caractère merveilleux et épique de ce conte. C’est un conte qui a du souffle, augurons qu’il inspire 2020 !